Mai 68 : j'étais d'un peuple debout

Publié le par mai

Raconter « mon » mai 68... Est-ce possible ?

40 années ont passé sur cet événement, sur ce que fut mon engagement personnel dans la plus grande grève du XXème siècle en France. Un engagement qui a coloré toute ma vie militante. Ne pouvant pas m'appuyer sur des archives, je ne peux compter que sur ma mémoire pour l'évoquer et ces 40 années de vie y ont déposé leurs lots d'événements... Restent les points que ma mémoire a jugé essentiels, ceux, souvent, à charge symbolique forte. Mais je sais qu'une mémoire est toujours partielle et même partiale. Je ne vous raconte pas mai 68 à Beaujon, je vous en dis mon souvenir. C'est toute la limite de ce témoignage. En mai 68 j'ai 27 jans, je suis infi rmier depuis deux ans à l'hôpital Beaujon à Clichy (92) et engagé à la CFDT. L'établissement appartient à l'A.P. (Hôpitaux de Paris) et compte, en ce temps-là, 1000-1100 salariés. Je travaille dans un service de chirurgie digestive. Le syndicalisme, comme dimension de solidarité organisée, m'a toujours paru aller de soi mais je ne suis qu'un jeune militant. La grève démarre avec la puissante manifestation du 13 mai. Ce jourlà les hospitaliers se retrouvent avec bien d'autres salariés de Clichy à un rassemblement devant l'hôtel de ville. Des élus et des responsables syndicaux s'expriment. Au titre de la CFDT, pour la première fois je prends la parole en public et... je n'en reviens pas ! Mes collègues encore moins : « Ben... Dis donc, Pierrot ! »

A l'époque, j'étais timide et même complexé. Ensuite c'est la plongée dans ce puissant mouvement de grève, puissant à Beaujon et dans les hôpitaux de l'A.P. comme ailleurs. Assemblées générales du personnel, réunions du comité de grève qui rassemblait les diverse organisations : CGT majoritaire, CFDT, FO et CFTC. Je ne manque aucune réunion. Je passerai le temps de la grève entre mon travail infi rmier, les activités du comité de grève, les assemblées Pierre URVOY Avec un salut fraternel à Yvette Collière, cette aînée en syndicalisme qui sut me faire confi ance. générales. Jours de congé inclus. J'y ajoute les réunions de militants au siège du syndicat CFDT-A.P. On peut le deviner, faire la grève à l'hôpital représente un travail considérable pour les militants car elle ne peut se concevoir comme dans un atelier ou un bureau. Je suis alors admiratif des collègues du comité de grève qui ont « de la bouteille », quelque soit leur étiquette syndicale: leur sens de l'organisation, le souci de la permanence des soins à assurer aux malades s'ajoutent aux responsabilités classiques d'un(e) syndicaliste que sont, par exemple, l'animation du mouvement et la participation aux négociations. Certains collègues vont, sur leur temps libre, pratiquer le « tourisme des barricades ». Ils se rendent au quartier latin voir les manifs étudiantes. Certains leurs donneront des soins. À cet effet ils récupèrent « en douce » un peu de matériel de soins à l'hôpital. Moi, jamais, pas le temps... Les réunions du comité de grève sont quasi quotidiennes. J'ai le souvenir de débats apaisés, au moins dans l'ensemble. Ils portent tant sur l'organisation du quotidien à l'hôpital auquel nous apportons un soin jaloux que sur le mouvement au plan national, au niveau professionnel et interprofessionnel. A compter d'une date que je ne puis préciser le « transistor » est sur la table de la salle du comité. Nous sommes tout à fait conscients de vivre un temps exceptionnel, avec des enjeux politiques majeurs et des perspectives tout à fait imprévisibles. Il y a un grand espoir mêlé d'inquiétude. Nous écoutons donc les infos à la radio, Luxembourg ou Europe N°1... Les débats du comité peuvent être rudes, il arrive que je ne tienne pas la route face à certains(es) militants de la CGT, qui sont é g a l eme n t militants du PCF bien formés, vieux routards de l'action syndicale et politique... Bon... Moi... J'apprends !

Le directeur de l'hôpital se trouve réduit à un rôle quasi symbolique ! Il n'a aucun rôle dans les négociations de la branche professionnelle. Celles-ci se déroulent au siège de l'A.P. à Paris et au ministère de la santé. La puissance du mouvement a opéré un certain déplacement des responsabilités dans l'hôpital. Cet élément me surprend en même temps qu'il a un aspect peut-être ... séduisant : notre initiative nous amène à régler des questions qui relèvent habituellement du bureau du personnel. Ainsi je me suis retrouvé plusieurs fois à 23H à l'hôpital, quand se fait le passage de l'équipe d'après-midi à celle de nuit pour vérifi er que dans chaque service-étage (et il y a 13 niveaux à Beaujon), les équipes soignantes disposaient bien des effectifs minimum. S'il le fallait, nous prescrivions un changement de service, très temporaire, à quelques collègues pour éviter toute rupture dans la permanence des soins : les syndicalistes transformés en semi-DRH ! Ce travail était effectué tous les soirs. Notre responsabilité collective était engagée, nous aimions notre profession et il nous aurait été intolérable que des malades se trouvent en danger du fait de notre mouvement. Le manque de carburant a été une autre donnée de cette grève tellement générale ! A l'hôpital le directeur signe des attestations pour les agents dont la présence est jugée indispensable et le domicile éloigné. Ces attestations donnaient, en principe, la priorité pour être servi dans certaines stations. Mais c'est le comité de grève qui défi nit, à Beaujon, la liste des agents prioritaires en fonction des besoins car il les connaît de manière précise. Autrement dit la responsabilité réelle, c'est nous qui l'avons ! Le directeur valide donc nos choix... Il n'y aura pas de problème. L'hôpital c'est souvent, pour le public, « les grands patrons ». Mai 68 les a fait souffrir à double titre. Ils étaient, évidemment, durement secoués par leurs étudiants. Par ailleurs, les infi rmiers(es), aides-soignants(es) et autres agents qui faisaient tourner leurs services hospitaliers au quotidien étaient massivement en grève et remettaient parfois en cause certains de leurs comportements.

Ma mémoire a retenu deux faits : Un jour le professeur B. au 9me étage est arrivé dans son service avec des poignées de billets de banque et a proposé aux agents présents de leur avancer l'argent qui leur manquait. La grève des salariés des banques avait entraîné la fermeture des guichets et l'impossibilité d'opérer des retraits en espèces. Cela fi nissait par poser problème. Le professeur B avait la réputation d'être « radin » mais, en ces temps de contestation généralisée, il cherchait, coûte que coûte, à se donner une image la plus sympa possible ! Au comité de grève nous avons beaucoup ri de cette générosité. Le professeur C., au 3me étage, lui, avait mis en place une structure de concertation avec ses agents pour améliorer l'écoute. Elle n'a duré que le temps de la grève. Il a repris ensuite son attitude très distante. Si mes journées se passaient à l'hôpital, mes soirées m'amenaient fréquemment à l'union locale CFDT de Clichy. Une toute jeune union locale. J'ai toujours donné de l'importance à la dimension interprofessionnelle du syndicalisme. Deux faits me sont restés en mémoire. 1- L'U.L. pouvait s'appuyer sur un militant de l'usine Citroën de Clichy-St Ouen, Jean-Louis M. Grâce à lui j'ai pu aller rendre visite aux grévistes de son usine occupée. Une grève avec occupation chez Citroën c'était tout à fait impressionnant car je savais la chasse aux militants qui y était pratiquée. Une répression féroce... 2- Dans le dynamisme de cette grève générale une section syndicale CFDT est créée dans une petite boîte d'électronique, Pizon Bros (disparue depuis longtemps). La réaction du patron est violente : le jour-même il convoque Jean L., animateur de la section, il l'enferme dans un bureau, en verrouille la porte et met tout son personnel à la porte !

Lock-out pour simple constitution d'une section syndicale, aucune grève n'était prévue ! Jean, heureusement, peut téléphoner et des militants de l'interprofessionnel viendront le délivrer. Il sera licencié purement et simplement. Le patron a préféré compromettre sa production durant plusieurs semaines plutôt que tolérer une expression organisée de ses employés. Nous sommes « sonnés »... Je vois encore cette dame de 60 ans effondrée dans le bureau de l'union locale. Elle souffrait de problèmes cardiaques et se demandait de quoi demain serait fait sans son boulot. Mai 68 aura aussi, pour moi, ce visage douloureux. Il n'y aura jamais de section syndicale chez Pizon Bros. Sonnés, bien sûr, mais encore plus motivés dans notre action car notre lutte c'est celle de tous les opprimés, de tous humiliés.

A la CFDT nous accordions une importance majeure à l'obtention de nouveaux droits syndicaux. La reconnaissance de la section syndicale d'entreprise est l'un des fruits de mai 68 et ce bénéfi ce-là n'a pas été bouffé par l'infl ation. Je la vois comme une réponse à tous les Citroën et Pizon Bros du pays. Je ne saurais préciser quand a pris fi n la grève dans les hôpitaux mais il y a eu controverses sur le thème « On arrête ou on continue ? »

Les débats ont été moins apaisés. Je me souviens surtout d'avoir été de ceux qui voulaient poursuivre la grève pour obtenir davantage de résultats. C'est bien plus tard que j'ai pris conscience de ce qui fondait vraiment ce désir de poursuivre le mouvement : je participais à un mouvement tellement puissant, que je percevais tellement beau du point de vue humain. La fraternité, celle de la devise de la république, je l'ai expérimentée très concrètement avec tous-toutes les militants(es) des différents syndicats dans le comité de grève de Beaujon... Ensemble, avec tous les autres grévistes de France, nous écrivions une page de l'histoire de notre pays. Une page qui parle de solidarité et de dignité. Je vivais des moments tellement exceptionnels qu'ils avaient quelque chose de grisant. Et vous auriez voulu que j'aie envie d'arrêter ? Allons donc ! Mais je me souviens également que j'ai fini cette grève sur les genoux ! J'y avais investi une énergie folle et je me suis retrouvé vidé, à plat... Bien sûr, il était temps de conclure ! D'ailleurs le bilan de mai 68, sur le terrain social n'était pas mince.

Dans les hôpitaux, le retour aux 40H nous a permis d'avoir deux jours de congés chaque semaine au lieu d'un seul. Drôlement chouette, non ? A la fi n de la grève nous, les syndicalistes, nous sommes retrouvés dans le bureau du directeur de l'hôpital. Ma mémoire n'a gardé trace que des compliments qu'il nous a faits ce jourlà ! Il nous a félicités du sérieux de notre mouvement, de notre sens des responsabilités quant à la continuité des soins et de l'absence de plainte ou de problème qui puissent nous être imputés. Comme tout fonctionnaire j'ai été noté chaque année mais cette appréciation du directeur est sans doute la « note » qui m'a donné le plus de satisfaction de toute ma carrière ! Ce jour-là il reprenait toute sa place de directeur de l'hôpital et nous toute notre place de syndicalistes-du-quotidien.

C'était très bien ainsi. Je peux résumer ma perception de mai 68 avec un titre de l'époque du magazine Témoignage A.C.O. : UN PEUPLE DEBOUT. En trois mots tout est dit. 40 années sont donc passées depuis cette grève. Je suis retraité, bien sûr, et toujours investi dans la chose solidaire à Châteaubriant malgré les échecs, les erreurs personnelles ou collectives. J'ai expérimenté que si l'on tient bon dans cette action solidaire malgré les inévitables coups durs on y gagne un enrichissement humain considérable. Et ça, je crois que je ne m'en passerai jamais. Mes jambes ne me permettent plus guère de participer aux grandes manifs mais j'espère que je saurai toujours, dans ma tête au moins, rester un homme « debout ». Lors de la dernière campagne des présidentielles Nicolas Sarkozy s'est livré à une attaque de mai 68 aussi violente que méprisante. Je me suis senti insulté. Que faire face à l'insulte ? Peut-être, simplement, rester un homme « debout ».


Pierre URVOY

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